Dans les Alpes suisses, effrayer le loup pour mieux le protéger lui... et les troupeaux
À l'aide d'une puissante torche, Aliki Buhayer-Mach inonde le sommet d'une montagne voisine de lumière, pour essayer de voir si des loups sont tapis dans l'ombre.
Si le prédateur venait à franchir la clôture électrique de ce pâturage, haut dans les Alpes suisses, "ce serait le carnage", explique la biologiste de 57 ans.
Elle et son mari, François Mach-Buhayer - un cardiologue suisse de renom - forment un improbable couple de bergers, passant la nuit à veiller sur 480 moutons dans ce coin reculé près de la frontière italienne.
Le couple fait partie des centaines de bénévoles de l'Organisation pour la protection des alpages (Oppal), une ONG suisse qui mise sur la cohabitation : protéger les loups, en les tenant à l'écart du bétail.
"C’est clair que le but pour nous, c’est qu'à la fin de la saison les animaux de rente soient toujours en vie (...) et les loups aussi", explique à l'AFP le directeur de l'Oppal, Jérémie Moulin.
- Plus d'attaques -
Il a cofondé l'organisation il y a trois ans pour tenter de trouver une réponse non-violente à l'expansion de la population de loups en Suisse.
Après avoir été exterminés il y a plus d'un siècle, les loups ont commencé ces dernières décennies à revenir en Suisse, comme dans plusieurs autres pays européens.
Depuis que la première meute a été repérée dans le pays alpin en 2012, le nombre de loups atteint désormais les 250.
Le corollaire de ce retour du prédateur c'est la multiplication des attaques de troupeaux, au grand dam des éleveurs.
L'année dernière, 1.480 animaux de rente ont été tués par des loups en Suisse.
Pour répondre à la colère des éleveurs, les autorités suisses ont autorisé l'abattage de 24 loups en 2022 et ont assoupli cet été les règles de chasse de cette espèce protégée.
Mais l'association professionnelle des agriculteurs veut plus.
"A eux seuls, les gardes-faunes ne suffiront pas à reprendre le contrôle sur le développement exponentiel des populations de loups pour les ramener à des densités adaptées à une coexistence supportable", affirme l’Union suisse des paysans (USP) dans un communiqué.
Jérémie Moulin dit qu'il comprend la frustration des agriculteurs, d'où l'idée de l'Oppal de les soulager d'une partie de leur travail.
- "Extrêmement vite" -
Jusqu'à 400 volontaires participeront au programme de surveillance d'OPPAL cet été, campant dans les alpages, surveillant les troupeaux la nuit.
Aliki et François sont de l'aventure depuis le début de l'ONG, à raison de deux fois cinq jours et nuits.
"C'est notre période de vacances", explique François, en jetant un regard sur l'endroit désolé où il monte la garde. De Genève, où vit le couple, il faut quatre heures de route et deux heures de grimpe d'un chemin escarpé et rocailleux pour y accéder.
À 2.200 mètres d'altitude, les températures plongent rapidement au coucher du soleil.
L'installation de guet est spartiate : une bâche, deux chaises de camping, des couvertures de survie et une cafetière.
Tout au long de la nuit glaciale, ils scrutent à tour de rôle l'horizon avec des jumelles à infrarouges.
Un tour d'horizon toutes les 15 minutes à l'affût du moindre signe du prédateur. Les moutons dorment, leurs cloches sonnant doucement dans l'obscurité.
"On regarde fréquemment, et puis il faut bien regarder. Il sait quand il faut tenter sa chance. Et quand il bouge … il bouge extrêmement vite, il est à 100 à l’heure", raconte Aliki.
- "Magique" -
Pour éloigner les loups, "il faut déjà ne pas être trop effrayé soi-même. C’est là où il faut être deux", explique son mari.
"Il y a un qui garde le loup aux jumelles … et l’autre qui part en direction de la bête avec la lampe torche qui est assez puissante" et un sifflet.
"C’est assez sportif, quand tu pars courir là-bas en haut, et tu tombes dans les trous de marmottes. Mais c’est magique, tu vois des étoiles filantes", s'émerveille le cardiologue.
Deux nuits avant la visite de l'AFP, le couple a réussi à chasser des loups trois fois en quelques heures.
Au total, l'année dernière les volontaires d'OPPAL ont chassé les prédateurs à 32 reprises.
Le berger Mathis von Siebenthal apprécie l'effort.
"C'est d'une si grande aide", s'exclame-t-il après avoir remis le troupeau, appartenant à plusieurs éleveurs, aux bons soins d'Aliki et François pour la nuit. "Si OPPAL n'était pas là, je serais toujours … en train de me demander si le loup arrive ou non", reconnaît l'Allemand. "Comme ça, je peux aller dormir."
Après une longue nuit froide et sans incident sous un ciel d'étoiles filantes, c'est ce dont rêvent aussi Aliki et François : un bon sommeil réparateur.
(F.Schuster--BBZ)