Telegram: "l'arme de guerre" de la Russie sous haute surveillance
L'arrestation en France du patron franco-russe de Telegram Pavel Durov a pointé d'inhabituels projecteurs sur la messagerie cryptée, outil de la propagande russe mais aussi de l'armée du Kremlin, alors que la guerre contre l'Ukraine s'enlise dans sa troisième année.
Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février 2022, Telegram (900 millions d'utilisateurs actifs) est devenue la plateforme privilégiée des blogueurs pro-guerre russes pour justifier l'opération et diffuser leur désinformation.
En Ukraine, même le président Volodymyr Zelensky y poste quotidiennement son message nocturne.
Les experts soulignent que faute d'outils modernes, les troupes russes ont utilisé aussi la messagerie cryptée pour les opérations du champ de bataille, du transfert de renseignement à la correction de frappes d'artillerie, en passant par le guidage des missiles Iskander.
Et Moscou craint désormais que Durov cède aux Français la clé pour décrypter la messagerie.
Les blogueurs russes, dont certains comptent des dizaines de milliers d'abonnés, "sont terrifiés", assure Ivan Filippov, expert de la propagande de Moscou, notant qu'un accès du renseignement occidental à la messagerie serait pour eux "un désastre absolu".
Mardi, le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, a relevé les "accusations très graves" contre le Franco-russe, évoquant une possible "tentative d'intimidation".
Le milliardaire âgé de 39 ans est un libertarien revendiqué, chantre de la confidentialité d'internet mais controversé pour son refus de toute modération sur la messagerie qu'il a co-fondée. Moscou a d'ailleurs tenté de la bloquer en 2018, avant de renoncer.
Pour le blogueur Andrei Medvedev, Telegram est désormais devenu le "principal messager" de l'invasion russe, une "alternative aux communications militaires classifiées".
Selon Alexei Rogozin, chef du Centre pour le développement des technologies de transport à Moscou, certains commentateurs ironisent même sur "l'arrestation du chef des communications des forces armées" russes.
"Le transfert de renseignement, l'auto-correction de l'artillerie, les images d'hélicoptères et bien d'autres choses encore sont souvent diffusées via Telegram", ajoute le fils du sulfureux Dmitri Rogozin, ex-patron de l'agence spatiale russe.
- "Bloqué dans le passé" -
Les unités russes ont opéré des systèmes de commandement et de contrôle, "mais ils ne sont pas performants sur le front", estime Mykhailo Samus, directeur du New Geopolitics Research Network, un groupe de réflexion basé à Kiev. "L'armée russe est bloquée dans le passé".
L'Ukraine, ajoute-t-il, s'appuie quant à elle sur le système Delta développé en coopération avec l'Otan et objet de louanges des alliés de Kiev.
Si la garde à vue de Durov, prolongée jusqu'à mercredi, ne devrait pas avoir d'impact direct ou immédiat sur le conflit, elle pourrait forcer Moscou à trouver une alternative à Telegram.
Andrei Medvedev juge "difficile de prédire combien de temps Telegram va rester tel que nous le connaissons, ou si une telle messagerie continuera d'exister".
Le dossier pèse en tout cas bien au delà du champ de bataille. La chef de la télévision publique RT,
Margarita Simonyan, a ainsi exhorté les Russes à supprimer leurs messages sensibles. Les Français ont arrêté l'homme d'affaires pour obtenir les clés de décryptage, assure-t-elle. "Et il va les leur donner".
- Complicité de crimes en bande organisée -
La justice française reproche à Pavel Durov son inaction contre les utilisations délictuelles de sa messagerie.
Sont visés, entre autres, le refus de communiquer les informations nécessaires aux interceptions autorisées par la loi, la complicité de délits et de crimes organisés sur la plateforme (stupéfiants, pédopornographie, escroquerie et blanchiment en bande organisée) et la fourniture de prestations de cryptologie sans déclaration conforme.
Sa détention divise l'opposition russe, dont une partie accuse la France d'atteinte à la liberté d'expression.
Mais le journaliste bulgare Christo Grozev, qui a enquêté sur le renseignement russe, affirme pour sa part que les services de sécurité intérieure (FSB) et le renseignement militaire (GRU) ont utilisé Telegram pour préparer des "actes terroristes" et recruter des hommes de main.
"La France n'a aucune raison de le traiter différemment que quiconque qui gère une plateforme vendant de la drogue ou de la pédopornographie", estime-t-il. "Cela n'a rien à voir avec la liberté d'expression".
Le Forum Free Russia de l'opposant et ex-champion d'échecs Garry Kasparov relève que Durov a - volontairement ou non - laissé Telegram devenir une "arme de guerre".
"Qu'importe comment la saga française de Durov se terminera, nous espérons que Telegram cessera d'être un outil pour la guerre de Poutine"
(K.Jones--TAG)